Éditions Fradet
Reims

Dernière mise à jour :
6/6/2018

Reims 1800-1900
Un siècle d'événements

Daniel Pellus





1814 : Madame Veuve Clicquot et la conquête (pacifique) de la Russie
 par Daniel Pellus

    Les envahisseurs sont arrivés à Paris. Napoléon a abdiqué. Reims subit à nouveau l’occupation des troupes russes. C’est à ce moment que Madame Clicquot réussit le coup d’éclat qui la rendra célèbre : la conquête (pacifique) de la Russie.
    Après le décès prématuré de son époux, la jeune Madame Clicquot a pris, à l’âge de 28 ans, la direction de la maison de champagne créée par son mari. Pour cela elle a dû vaincre bien des préjugés, ignorer les réflexions ironiques de ses concurrents et aussi les sourires goguenards de ses ouvriers, qui voyaient mal cette «petite dame» diriger une entreprise en pleine expansion. Douée d’une intelligence et d’une volonté peu communes, elle va étonner ses détracteurs et tous les sceptiques par la façon dont elle dirigera sa «maison de commerce de vin de Champagne» et fera de sa marque au début du XIXe siècle la première au monde.
    Malgré les guerres napoléoniennes qui ravagent l’Europe, n’en finissent pas et sont particulièrement préjudiciables à tout commerce, Madame Clicquot n’en continue pas moins à envoyer ses agents dans toute l’Europe. L’un d’eux, M. Bohne, un petit homme vif, débrouillard et entreprenant, s’est réservé la Russie. Patiemment, il prospecte ce marché que personne n’a encore exploité, et bientôt les vins de Madame Clicquot connaissent une grande vogue dans la Russie des tsars. M. Bohne est à l’affût de tous les événements pouvant justifier une vente de vins. Une naissance à la cour par exemple. «Je suis instruit, écrit-il un jour à Madame Clicquot, que l’impératrice de Russie est enceinte. Quelle bénédiction pour nous si c’était un prince qu’elle put heureusement accoucher. Des flots de vin de Champagne seraient bus dans cet immense pays.» Et M. Bohne ajoute malicieusement : «Ne parlez point de cela chez nous. Tous nos concurrents voudraient se jeter dans le Nord.»
    En 1812, lorsque Napoléon part en guerre contre la Russie, les ventes diminuent d’une façon inquiétante. Les frontières sont fermées, le champagne ne parvient plus à la cour du tsar et le brave M. Bohne voit avec tristesse tous ses efforts gravement compromis.
    Deux ans plus tard, les armées de Napoléon sont talonnées par les armées russes et prussiennes. Reims est menacée et va devenir le centre des dernières batailles. Madame Clicquot ne cache pas son inquiétude. «Tout va mal, écrit-elle à une cousine. Je suis occupée depuis plusieurs jours à faire murer mes caves. Mais je crains bien que cela ne m’empêche pas d’être volée et pillée.»
    Le 11 février 1814, l’armée russe investit Reims, est chassée, puis revient en force le 19 mars. Les troupes assoiffées puisent largement dans les caves. On dit même, racontera Victor Fiévet, «que beaucoup d’officiers russes préféraient les détonations de la bouteille rémoise à celles des canons de Napoléon, et qu’à la reprise de Reims on en fit prisonnier une douzaine environ, renversés sous la table par la première et trop pacifique artillerie».
    Madame Clicquot, en voyant les officiers russes sablant le champagne dans ses caves, se contente de dire, avec un sourire plein de sous-entendus : «Qu’on les laisse faire. Ils boivent? Ils paieront.» Peu après, la nouvelle de l’abdication de Napoléon la réjouit : «Voilà le moment arrivé où après bien des souffrances et de maux que notre ville a essuyés, nous pouvons respirer librement et concevoir l’espoir du rétablissement d’une paix générale et stable, et par suite de nos relations commerciales malheureusement trop longtemps restreintes et anéanties. J’ai été, grâce au ciel, épargnée. Mes propriétés et mes caves ont été conservées intactes et je suis préparée à reprendre les affaires...»
    C’est alors que Madame Clicquot concocte un coup avec M. Bohne, qui a en poche de nombreuses commandes enregistrées en Russie quelques années plus tôt et demeurées non honorées en raison des événements. Elle n’attend même pas le départ des troupes d’occupation, ou la conclusion d’une paix définitive en Europe, ou même la réouverture des frontières russes encore fermées à toute importation. En grand secret, alors que les concurrents n’ont pas encore réagi, elle envoie M. Bohne à Rouen et le charge d’affréter un navire.
    Et la grande aventure commence. Le navire hollandais Sweers Gebroeders, commandé par le capitaine Cornelis, met la voile le 6 juin 1814 avec un chargement de dix mille bouteilles de champagne. Il arrive le 3 juillet au large de Koenigsberg. Le jour même où les frontières russes s’ouvrent à nouveau aux marchandises françaises. L’opération, qui comportait un certain risque, est une réussite complète. Les caisses sont déchargées et M. Bohne constate que les vins n’ont pas souffert du long voyage. «On considère ici que le vin de Madame Clicquot est un nectar, écrit-il. Le rosé est parfait. On a manqué se quereller pour qui aurait les trois caisses.»
    Un mois plus tard, M. Bohne lance un appel pressant : «C’en est fait! Je n’ai plus une seule bouteille...» Mais Madame Clicquot, prévoyante, a déjà fait un second envoi de 20000 bouteilles pour Saint-Pétersbourg. Comme la première fois, elle a interdit au capitaine du navire d’embarquer d’autres vins que les siens. Un troisième bateau suivra. Puis bien d’autres... Et le champagne de Madame Veuve Clicquot, le plus apprécié de tous, va couler pendant un siècle — jusqu’à la révolution bolchevique — à la cour et sur les tables princières de l’empire des tsars. Il sera chanté par les poètes. Pouchkine en parle comme d’un «vin béni des dieux». Dans une de ses lettres, Mérimée constate que «Madame Clicquot abreuve la Russie : on appelle son vin klikovskoe et on n’en boit pas d’autre.»
    Madame Clicquot est parvenue, à sa manière et pacifiquement, à conquérir la Russie...
    
    Extrait de Reims 1800-1900 - Un siècle d'événements de Daniel Pellus. © Éditions Fradet, 2003. Tous droits réservés.


L'histoire de Reims

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Madame Veuve Clicquot
(1777-1866)