
Être Arménien
en Turquie
Hrant Dink

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«...oui,
je peux me voir dans l’inquiétude et l’angoisse d’une colombe, mais je
sais que dans ce pays les gens ne touchent pas aux colombes. Les
colombes peuvent vivre en plein cœur des villes, au plus chaud des
foules humaines. Non sans crainte évidemment, mais avec quelle liberté
!» Ce sont les dernières lignes du texte que Hrant Dink fit parvenir le
18 janvier 2007 au magazine Radikal 2 qui s’apprêtait à le publier. Le
lendemain il était assassiné devant le siège de son journal en plein
cœur d’Istanbul.
Pourquoi ai-je été pris pris pour cible ?
17 janvier 2007
Pour
commencer, une simple remarque : j’ai été condamné à
six mois (1) pour un délit que je n’ai pas commis, à savoir une
«insulte à l’identité nationale turque». Aujourd’hui, il ne me reste
plus d’autre recours que celui de la Cour européenne des droits de
l’homme (CEDH). J’avais jusqu’au 17 janvier pour me pourvoir auprès de
cette juridiction : mes avocats m’ont en outre demandé de rédiger, en
annexe à mon dossier, une note relatant le déroulement des faits.
J’ai par ailleurs jugé qu’il était vraiment indispensable pour moi de
partager ce texte avec le grand public. Parce qu’à mes yeux le verdict
en conscience de l’opinion publique turque est aussi important, si ce
n’est plus, que celui de la juridiction européenne.
Si je n’avais pas été obligé de me retourner vers la CEDH, je n’aurais
pas non plus éprouvé le besoin d’exposer certains faits ou d’exprimer
ce que je ressentais dans cette série d’articles que je m’apprête à
publier dans Radikal 2.
J’aurais très bien pu garder tout cela pour moi. Mais, puisque les
choses en sont arrivées là aujourd’hui, mieux vaut partager tout cela...
La question que, non seulement moi ou les Arméniens, mais que tout le
monde ne peut s’empêcher de poser est la suivante :
Comment se fait- il que tous ceux qui ont été traînés en justice du
fait de cet article 301 pour avoir «insulté l’identité nationale
turque» ont vu leurs procès annulés pour des raisons techniques ou
juridiques et ce, dès les premières audiences, alors que Hrant Dink,
lui, a été condamné à six mois de prison ?
Il ne s’agit pas d’une remarque anodine ou d’une question sans
fondement. Si l’on se souvient bien, ce ne sont pas peu de pirouettes
qui furent exécutées avant même que ne commence le procès d’Orhan Pamuk
. «Que faire ? Comment se
débrouiller pour se débarrasser de cette affaire ?» Pour certains, une
autorisation du ministère de la Justice était nécessaire pour lancer la
procédure. On s’adressa donc au ministre.
Voyant que le fût du canon le visait ostensiblement, le ministre de la
Justice, sous la pression, se mit à assommer Pamuk de critiques tout en
se fendant d’appels en sa direction pour lui faire déclarer «qu’il
n’avait pas dit de telles choses».
Finalement, la première audience du procès Pamuk eut lieu. Et la
Turquie en ressortant globalement ridiculisée au vu des attaques
vandales qui trouvèrent là une occasion propice pour s’exprimer, on fit
tout pour éviter que le procès, en continuant, ne donnât lieu à la
répétition de telle infamie : la procédure judiciaire fut interrompue
pour vice de forme et Pamuk n’eut pas à revenir devant le Juge. (2)
Le procès d’Elif Safak connut un sort relativement similaire. C’est au
cours d’une première audience dont la seule annonce avait déjà causé
grand bruit et vive peur dans le pays que le procès fut annulé sans
qu’Elif Safak ait eu à se déplacer. Tout le monde pouvait se féliciter
de la solution qui avait été trouvée. Et le Premier ministre Erdogan,
lui-même, de s’autoriser immédiatement un coup de téléphone à Elif pour
lui faire part de sa satisfaction. (3)
D’autres procès encore furent expédiés de la sorte, s’agissant
notamment d’articles publiés par des amis journalistes ou
universitaires au lendemain de la première conférence sur la question
arménienne.
N’allez pas croire que je sois jaloux. Bien au contraire. Je suis
particulièrement bien placé pour connaître le prix très lourd de ces
procès, ou même de leur simple ouverture, comme le coût de toutes les
injustices infligées à tous nos camarades ainsi exposés, et y compatir.
Non, il ne s’agit point de jalousie. Mon problème est de savoir
pourquoi toute cette inquiétude et toute cette sollicitude qui
s’étaient manifestées lors de leurs procès n’ont pas eu d’écho dans
l’affaire Hrant Dink.
Nous nous sommes rendus compte aussi que ces échappatoires techniques
conféraient une sorte d’option au gouvernement face à une Union
européenne qui réclame l’abolition de l’article 301 : toutes ces
décisions de justice pouvaient être brandies comme des décisions
exemplaires. Le seul cas pour lequel le pouvoir turc restait sans voix
face aux responsables européens était la condamnation de Hrant Dink.
Lorsqu’il a été question de procès dans cette affaire de l’article 301,
c’est une chape de béton qui s’est abattue sur le débat.
Encore une fois, comment peut-il se faire que tous les gens qui ont été
traînés en justice du fait de cet article 301 pour avoir «insulté
l’identité nationale turque» ont vu leurs procès prendre fin pour des
raisons techniques ou juridiques dès les premières comparutions, alors
que Hrant Dink, lui, a été condamné à six mois de prison pour un
article dans lequel, manifestement, il n’avait commis aucun délit ?
Eh oui, nous avons besoin de répondre à cette question! Surtout moi.
Parce qu’en définitive je suis citoyen de ce pays et que je demande
instamment à être traité à égalité avec tous les autres.
J’ai assurément connu auparavant bien d’autres discriminations du fait
de mon identité arménienne. Lors de mon service militaire, en 1986, au
12e bataillon d’infanterie de Denizli, tous mes camarades sont passés
au grade de sergent après avoir prêté serment lors de la cérémonie
marquant la fin des classes. Il n’y en eut qu’un à rester simple
soldat. Et ce fut moi. J’étais pourtant un adulte, père de deux
enfants. Peut-être aurait-il fallu ne pas s’en émouvoir. D’ailleurs
cela me valait en définitive quelques facilités : on ne me confierait
pas de gardes ou de missions délicates. Pourtant j’ai très mal vécu
cette discrimination. Alors qu’après la cérémonie chacun profitait de
quelques moments de bonheur avec sa famille, je n’oublierai jamais les
deux heures passées, seul, adossé à une maudite cabane en tôle ondulée,
à pleurer toutes les larmes de mon corps.
Et c’est encore une blessure vive que m’ont laissées les paroles du
colonel qui m’avait fait venir : «Ne t’afflige pas, m’a-t-il. S’il y a
le moindre problème, viens me voir.»
La condamnation ou l’acquittement au regard de l’article 301 n’a
assurément rien à voir avec l’attribution d’un grade. Et l’on ne
m’entendra donc jamais dire : «Puisqu’on n’a pas condamné les autres,
alors on ne doit pas me condamner non plus.» Ou bien, pire encore,
l’inverse. Mais je dois confesser qu’en tant qu’homme rompu à toutes
les formes de discrimination, je ne peux m’empêcher en toute logique de
poser cette question : le fait que je sois Arménien a-t-il joué, oui ou
non, un rôle dans cette décision ?
Et, lorsque je confronte ce que je sais et ce que je pressens, il me
vient cette réponse qui peut se résumer en ces termes : certaines
personnes ont décidé que désormais ce Hrant Dink commençait à être de
trop et qu’il convenait de lui faire connaître ses limites. Sur ce, ils
sont passés à l’action...
Je conçois tout à fait que cette thèse soit une thèse trop
exclusivement centrée sur moi-même et mon identité arménienne. On peut
tout à fait dire que j’exagère. Mais voilà, c’est cette façon de voir
les choses qui correspond le mieux à ce que je ressens... Et les
données que j’ai en main, comme tout ce que je vis, ne me laissent pas
d’autre choix que cette thèse. Le mieux étant donc de vous raconter ce
que je vis au quotidien et ce qui se passe dans ma tête. Libre à vous
ensuite de porter le jugement de votre choix.
Je vais commencer par préciser un peu ce que peut sous-entendre cette
expression : Hrant Dink est de trop. Voilà un bon moment d’ailleurs que
Dink attirait leur attention et commençait à les agacer. Depuis qu’il
avait sorti Agos au début de l’année 1996 et qu’il évoquait les
problèmes de la communauté arménienne, qu’il défendait ses droits et
qu’il exposait, en parlant d’histoire, des positions peu conformes aux
thèses officielles, on ne peut pas dire qu’il n’avait pas franchi de
nombreuses limites. Mais la goutte qui fit déborder le vase fut la
publication, le 6 avril 2004, d’un papier concernant Sabiha Gökçen.
Dans cet article signé Dink et intitulé «Le secret de Madame Sabiha»,
on évoquait les parents et proches arméniens de Sabiha pour finalement
avancer que Sabiha Gökçen, la fille adoptive de Kemal (4) était issue
d’un orphelinat arménien.
Lorsque ces informations furent reprises le 21 février suivant par le
journal le plus vendu en Turquie, Hürriyet, avec des extraits d’Agos,
il est arrivé ce qui devait arriver et la Turquie a commencé à vaciller
sur ses fondations... Au cours des deux semaines qui suivirent, ce sont
tous les éditorialistes de Turquie qui se sont emparés du sujet pour se
fendre de commentaires positifs ou négatifs. On devait également lire
et entendre diverses déclarations à ce sujet. La plus importante
d’entre elles fut assurément celle que publia l’état-major des armées
turques. À travers ce texte, la plus haute institution militaire de
Turquie manifestait sa réaction aux auteurs d’une telle information :
«Ouvrir le débat, quelle qu’en soit l’intention, sur un tel symbole est
un crime contre l’intégrité nationale et la paix sociale.» D’après ces
gens-là, les auteurs d’une telle information étaient animés
d’intentions secrètes. En retirant soudainement à cette femme devenue
le mythe et le symbole de la femme turque le manteau de sa «turcité»,
ils tentaient de créer un séisme au cœur de l’identité turque. Qui
étaient-ils donc ces déséquilibrés ? Qui était-il donc ce Hrant Dink ?
Il fallait absolument lui faire connaître ses limites.
La déclaration de l’état-major eut lieu le 22 février. Je l’ai écoutée
chez moi devant mon poste de télévision. La nuit suivante, j’ai mal
dormi. Je pressentais que le lendemain quelque chose se produirait. Mon
expérience et mon flair ne devaient pas me tromper. Au petit matin, mon
téléphone a sonné : c’était l’un des adjoints au préfet d’Istanbul qui
m’appelait. D’un ton sévère, il me fit savoir qu’il m’attendait à la
préfecture avec tous les documents relatifs à cette information.
Comme je l’interrogeais sur l’objectif d’une telle rencontre, il me fut
répondu qu’il s’agissait de discuter et de jeter un œil sur les
documents qui étaient en ma possession.
J’ai appelé ceux de mes amis journalistes qui étaient les plus
expérimentés pour leur demander ce que pouvait bien signifier un tel
appel. «Comme ce genre d’entretien n’est pas habituel, me dirent- ils,
il ne s’agit pas d’une procédure légale. Cependant il serait sage de
répondre à l’invitation avec les documents demandés.»
J’ai suivi leur conseil et, mes documents en poche, je me suis rendu
auprès de cet adjoint au préfet. Un homme fort sympathique. Lorsqu’il
m’a fait entrer dans son bureau, j’ai pu constater que deux autres
personnes – dont une femme – y étaient déjà assises. L’adjoint au
préfet m’a demandé très poliment si ces deux personnes, qu’il m’a
présentées comme étant des proches, pouvaient assister à notre
entretien et si je ne voyais pas d’inconvénient à cela. Mis en
confiance par l’affabilité générale qui se dégageait du début de cet
entretien, je répondis que cela ne me gênait pas le moins du monde et
je me suis assis.
Sans plus attendre, le fonctionnaire a commencé. «Hrant, dit-il, vous
êtes un journaliste expérimenté? Ne
conviendrait-il pas
de prêter plus d’attention aux informations que
vous produisez? En quoi est-il nécessaire de publier de tels articles?
Regardez un peu le désordre qui en résulte autour de vous. Nous, nous
vous connaissons. Mais l’homme de la rue, qu’en sait-il ? Il peut très
bien vous attribuer de fausses intentions. Voyez donc un peu le
document que j’ai entre les mains. Le patriarcat arménien s’est adressé
à nos services : d’après certains sites Internet, des déséquilibrés
cherchaient à monter des opérations que nous pourrions qualifier de
terroristes contre certaines institutions de la communauté arménienne.
Nous les avons filés et localisés à Bursa pour finalement les remettre
entre les mains de la justice. Mais voilà, nos rues regorgent de ce
type de personnages. Ne faut-il pas tenir compte de cet aspect des
choses ?»
C’est alors que l’un des deux invités – l’homme – est intervenu et
qu’il ne devait plus rendre la parole à l’adjoint au préfet. Il a
répété les mises en garde du premier sur un ton plus tranchant encore.
Il me conseillait de prendre garde et d’éviter toute initiative
susceptible de faire monter la tension dans le pays.
«À considérer certains de vos écrits, quand bien même nous ne serions
pas en mesure d’adhérer à vos propos, nous sommes capables de savoir
que vos intentions ne sont pas mauvaises. Mais tout le monde n’en est
pas capable et vous pouvez très bien attirer sur vous les foudres de la
société.»
Il me mit ainsi en garde à de multiples reprises.
Je me suis, quant à moi, contenté d’expliquer quelle avait été mon
intention. D’une part, j’étais journaliste et l’information en question
faisait partie de celles qui sont susceptibles de motiver fortement un
journaliste. Je tentais d’autre part de parler des survivants plutôt
que de sacrifier à la commune habitude de ne parler des Arméniens qu’au
travers de leurs morts. Mais je prenais conscience qu’il était encore
plus difficile de parler des vivants que des morts !
J’allais quitter le bureau lorsque je me rendis compte que mes
interlocuteurs n’avaient même pas insisté pour voir ou récupérer les
documents que j’avais apportés. Je leur ai demandé s’ils les voulaient
avant de les leur donner.
Mais, du contenu de nos échanges, la raison de ma convocation en ce
lieu ressortait de façon on ne peut plus claire. Il me fallait
connaître les lignes à ne pas franchir... Je devais faire attention...
Ou alors cela se passerait mal !
Et, en vérité, la suite ne fut effectivement pas très bonne.
Dès le lendemain de ma convocation à la préfecture, dans nombre de
journaux, des éditorialistes ont commencé à monter une campagne
prétendant que j’attisais l’hostilité envers les Turcs : on invoquait
pour cela une phrase tirée de la série en forme d’essai que j’avais
produite sur la question de l’identité arménienne. Sortie de ses texte
et contexte, cette phrase – «Le sang purifié qui remplira le vide
laissé par le sang empoisonné par l’élément turc se déversera de la
noble veine qui reliera les Arméniens avec l’Arménie» – fut tronquée et
transformée.
À la suite de cette campagne, le 26 février, Levent Temiz, le président
des Foyers nationalistes d’Istanbul prit la tête d’un groupe de
manifestants qu’il conduisit jusque devant la porte du journal Agos
pour y lancer des slogans hostiles à ma personne et proférer des
menaces. La police était au courant de cette manifestation et avait
pris les mesures nécessaires tout autour du siège du journal. Toutes
les chaînes de télévision et les journaux avaient dépêché des
journalistes. Les slogans du groupe étaient très clairs : «La Turquie,
soit tu l’aimes soit tu la quittes». «Maudite soit l’ASALA», «Nous
pouvons venir à tout moment dans la nuit»... Dans l’allocution que
prononça Levent Temiz, la cible était on ne peut plus évidente : «Hrant
Dink est à partir d’aujourd’hui la cible de notre colère et de notre
haine. Il est notre cible.»
La manifestation prit fin. Mais, le jour même comme le lendemain,
l’information n’a été retransmise par aucune chaîne de télévision (sauf
Kanal 7) ni par aucun journal (mis à part Özgür Gündem). De toute
évidence la force qui manipulait ce groupe nationaliste devant les
bureaux d’Agos était parvenue à mettre sous embargo – hormis deux ratés
– la diffusion de ces images et de ces slogans guère reluisants. C’est
une manifestation semblable qui devait se
tenir quelques jours plus tard à l’instigation d’une soi-disant
Fédération de combat contre les thèses arméniennes sans fondement. Par
la suite, ce fut au tour d’un avocat jusque-là sans renom, Kemal
Kerinçsiz, et de son Union des grands juristes de rentrer en lice.
Kerinçsiz et ses amis portèrent plainte contre moi auprès du procureur
de Sisli. Avec ce dépôt de plainte, ce fut un coup d’accélérateur donné
aux procès dits de l’article 301 qui avaient déjà bien écorné la
respectabilité de la Turquie. (5) En ce qui me concerne, s’ouvrait
alors un nouveau et difficile processus.
Une sorte d’habitude en somme : tout au long de ma vie, je n’ai cessé
de rôder autour du risque et du danger et d’être comme attiré par eux.
Ou bien n’ont-ils jamais cessé de faire preuve de sollicitude envers ma
personne ?... Quoi qu’il en soit, me revoilà au bord du gouffre. Me
revoilà avec des gens aux trousses. Je les sentais, les devinais. Et je
savais très bien qu’ils n’étaient pas aussi communs et visibles que la
troupe restreinte de Kerinçsiz.
Au début de l’instruction lancée à mon encontre par le procureur de
Sisli pour «insulte à l’identité turque», je n’étais pas inquiet. Ce
n’était pas la première fois. J’avais déjà pu me familiariser avec ce
type de procès à Urfa. J’y étais jugé pour le même motif à cause d’un
discours prononcé à Urfa en 2002 dans lequel je déclarais «ne pas être
turc... mais citoyen de Turquie et arménien».
J’étais d’ailleurs sans nouvelle de l’évolution du procès. Je ne m’y
intéressais pas, laissant mes amis avocats se charger d’assurer ma
défense aux audiences en mon absence.
C’est donc en toute sérénité que j’allais faire ma déposition devant le
procureur de Sisli. Je comptais sur l’évidence des phrases que j’avais
écrites. Sur la clarté de mes intentions. Le procureur allait vite
comprendre, au-delà de cette phrase sortie de son contexte et ne
signifiant rien en elle-même, que c’était en évaluant l’ensemble de mon
texte que l’on pouvait se rendre compte que je n’avais aucunement
l’intention d’«insulter l’identité nationale turque». Ainsi la comédie
allait vite prendre fin. J’étais persuadé qu’au terme de l’instruction
on ne lancerait pas de procès.
Mais, stupéfaction, le procès fut ouvert.
Je n’ai pas pour autant perdu mon optimisme. Tant et si bien que, sur
un plateau de télévision, je recommandai à Kerinçsiz de ne pas trop se
réjouir, déclarant que «je ne serais pas condamné dans un tel procès et
que, si on en venait à m’infliger une peine, alors je quitterais le
pays.» J’étais sûr de mon fait. Il n’y avait dans mon article aucune
intention d’insulter qui que ce soit et surtout pas l’identité turque.
Ceux qui se donneraient la peine de le lire dans son intégralité le
comprendraient aisément. D’ailleurs, l’équipe d’experts composée de
trois personnes membres du corps enseignant de l’université d’Istanbul
montrait bien qu’il en allait ainsi dans le rapport qu’elle remit au
tribunal. Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, la procédure
judiciaire buterait bien à un moment ou un autre sur cette méprise.
Mais non. Elle n’a jamais buté. Le procureur a requis contre moi malgré
le rapport des experts. Et le juge de me condamner à six mois de prison
avec sursis.
Lorsque j’ai entendu prononcer cette condamnation, je me suis retrouvé
pris au piège de tous ces espoirs nourris vainement pendant les six
mois de la procédure. J’étais sous le choc... Ma déception et ma
révolte avaient atteint leur point limite.
J’avais tenu pendant des mois en me disant tout bas :
«Que soit enfin prononcé ce jugement et que je sois acquitté. Vous
verrez bien alors combien vous regretterez tout ce que vous avez pu
dire.» À chaque audience de mon procès, on rapportait que j’avais parlé
«du sang turc comme d’un sang empoisonné». À la télévision, dans les
journaux. À
chaque fois, on renforçait ma notoriété d’ennemi des Turcs.
Les fascistes m’agressaient dans les couloirs des palais de justice
avec toutes leurs insultes racistes. Leurs pancartes m’accablaient
d’injures. Et s’amoncelaient, chaque fois un peu plus nombreux, tous
ces coups de téléphone, ces courriels, ces lettres de menaces, par
centaines.
Je résistais à tout cela à force de patience en me raccrochant à la
perspective de mon acquittement. Quoi qu’il en soit, au moment de la
décision de justice, la vérité sortirait au grand jour et tous ces gens
auraient honte de leurs actes.
Mais voilà, lorsque le jugement fut rendu, tous mes espoirs
s’envolèrent. Je me retrouvais dans la position la plus inconfortable
qui soit pour un être humain.
Le juge avait rendu sa décision au nom de la nation turque, entérinant
le fait que j’avais insulté l’identité turque... J’aurais pu supporter
bien des choses. Mais cela, jamais.
Selon moi, le mépris ou l’insulte adressé par un homme à ceux avec
lesquels il vit et ce pour des raisons de différence ethnique ou
religieuse n’est pas autre chose que du racisme : un comportement
inacceptable, impardonnable à mes yeux. C’est dans cet esprit que j’ai
déclaré aux amis journalistes venus vérifier si je tiendrais parole
quant à ce que j’avais dit d’un possible exil : «Je compte m’entretenir
avec mes avocats. Je me pourvoirai en cassation et, si cela est
nécessaire, j’irai jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Si
je ne suis pas acquitté au cours de l’une de ces procédures, alors je
quitterai mon pays. Parce que, d’après moi, une personne convaincue
d’avoir insulté ses concitoyens n’a pas le droit de vivre auprès
d’eux.» Comme à chaque fois, en prononçant ces paroles, je ne pus me
soustraire à l’émotion. Ma seule arme, ma sincérité.
Mais voyez donc la suite : la même force obstinée qui avait travaillé à
m’isoler et me faire passer pour une cible aux yeux de tous les Turcs
décidait alors de se servir de cette déclaration même pour m'intenter
un nouveau procès au motif que je tentais d’influencer la justice.
Toute la presse du pays s’était fait l’écho de ma déclaration. Mais
c’est Agos que l’on retint : les responsables d’Agos et moi- même nous
sommes retrouvés en procès pour avoir tenté d’influer sur la décision
du juge.
Voilà peut-être ce que l’on appelle l’«humour noir». Je suis le prévenu
dans une affaire : qui d’autre que le prévenu a plus de droit à peser
sur la décision du juge ? Mais voyez donc un peu cette vaste blague qui
fait que le prévenu est encore accusé d’influencer le juge !
Alors je dois bien avouer que la confiance que j’avais placée dans le
droit et le système judiciaire de mon pays fut fortement ébranlée. Cela
signifiait en fait que, contrairement à ce que peuvent prétendre nombre
de politiques et d’hommes d’État, la justice n’est pas si indépendante
que cela. Le juge ne protège pas le citoyen. Il a pour mission de
préserver l’État.
On peut bien prétendre que la justice est rendue au nom de la nation.
Mais le jugement me concernant n’a été rendu qu’au nom des intérêts de
l’État. Par conséquent, j’allais me pourvoir en cassation. Mais
qu’est-ce qui me garantissait que les forces qui avaient décidé de me
réduire au silence ne seraient pas là-bas, à Ankara, tout aussi
influentes ?
N’est-ce pas de la Cour de cassation d’ailleurs qu’étaient sorties des
décisions tout à fait critiquables, s’agissant notamment des droits de
propriété des minorités non musulmanes ?
Nous nous sommes donc pourvus en cassation. Et qu’est-il advenu? Le
procureur général de la Cour de cassation a rendu des conclusions
similaires à celles des experts d’Istanbul : il a requis
l’acquittement. Mais la Cour de cassation m’a à nouveau condamné. Tout
comme j’étais sûr de ce que j’avais écrit, le procureur était si
certain de ce qu’il avait compris qu’il s’est opposé à cette décision
et a porté l’affaire devant la chambre principale de la Cour de
cassation.
Mais que dire ? Cette puissance qui s’est pleinement consacrée à me
barrer la route et qui, très probablement, a pesé de tout son poids, à
chaque étape de cette affaire, par des méthodes inconnues de moi-même,
cette puissance donc était encore derrière les feux de la rampe. Et, au
final, la chambre générale de la Cour de cassation a proclamé à la
majorité ma culpabilité pour «insulte à l’identité turque».
Il était désormais clair que tous ceux qui s’efforçaient de me rendre
inoffensif, de m’isoler, étaient parvenus à leurs fins. D’ores et déjà,
sous l’effet de la désinformation nauséabonde dont ils avaient inondé
la société, ils étaient parvenus à créer une masse non négligeable de
gens qui voyaient en Hrant Dink un homme «insultant l’identité turque».
Les disques de mon ordinateur regorgent aujourd’hui de ces phrases
chargées de colère et de menaces. (Parmi les lettres que j’ai reçues,
l’une d’entre elles avait été postée à Bursa : la jugeant
particulièrement menaçante, je l’ai soumise au parquet de Sisli sans
avoir reçu la moindre réponse à ce jour.)
Combien de ces menaces sont fondées, combien sont fantaisistes ? Il ne
m’est pas possible de le savoir. Pour moi, la principale menace et la
moins supportable, c’est cette torture psychologique que je m’inflige à
moi-même. Ce qui me ronge l’esprit, c’est la question de savoir ce que
tous ces gens pensent de moi. Quel dommage que désormais je sois bien
plus connu que par le passé et que je perçoive si bien les regards que
l’on me lance : «Regarde celui-là, ne serait-ce pas cet Arménien- là ?»
Et moi, par réflexe, de commencer à me torturer. Cette torture a deux
faces : la curiosité et l’inquiétude. D’un côté l’attention, de l’autre
la peur. Exactement comme une colombe... À peu près autant qu’elle, je
suis l’œil aux aguets, sur ma droite, sur ma gauche, devant ou derrière
moi. Ma tête est tout aussi agitée que la sienne... Et tout aussi
prompte à se retourner en un clin d’œil.
Que disait-il, le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül ? Que
disait encore son collègue de la Justice? «N’exagérons pas la portée de
cet article 301. Y a-t-il une seule personne à être allée en prison
pour cela ?»
À croire qu’il n’y a que la prison comme peine... Voilà, je vous donne
une peine de prison avec sursis... Allez-y, regardez bien... Enfermer
un homme dans la crainte perpétuelle qui est celle d’une colombe,
pouvez-vous en connaître la véritable douleur, pouvez-vous savoir,
vous, messieurs les ministres ? Avez-vous déjà observé une colombe ?
Ce ne sont pas choses faciles que celles que je suis en train de vivre... Que je vis avec ma famille.
Il m’est arrivé de penser vraiment à quitter le pays. Surtout lorsque
les menaces visaient aussi mes proches... Chaque fois, dans de telles
situations, je suis resté démuni.
J’aurais pu me faire l’ardent défenseur de ma propre cause, mais je n’avais pas le droit de risquer la vie de mes proches.
J’aurais pu être mon propre héros, mais je n’aurais pas pu jouer au héros en mettant en danger la vie de qui que ce soit.
Et, dans de tels moments de détresse, je rassemblais mes enfants, ma
famille. C’est auprès d’eux que je trouvais refuge. Ils me faisaient
confiance, comptaient sur moi. Où que j’aille, ils m’auraient suivi.
Que je reste ou que je parte, ils auraient été à mes côtés.
Oui, voilà, partir... mais où ? En Arménie ? Pour une personne qui,
comme moi, ne peut pas supporter les injustices, comment aurais-je pu
tenir face à celles qu’on connaît de l’autre côté de la frontière ?
N’encourais-je pas plus de risques là-bas qu’ici ? Vivre en Occident ne
me correspondait pas non plus. Partir là-bas trois jours et se poser la
question du retour le quatrième n’est pas une solution viable pour une
personne comme moi si attachée à son pays. Qu’aurais-je fait dans ces
pays ?
Le calme m’aurait anéanti ! Et, par-dessus tout, passer d’un enfer
bouillonnant à un paradis trop calme n’aurait pas convenu à un
tempérament tel que le mien. Je suis de la race des hommes qui sont en
attente de ce que leur enfer se transforme en vrai paradis.
Rester et vivre en Turquie est à la fois notre désir profond et une
nécessité justifiée par le respect que nous portons à nos amis, à tous
ceux que nous connaissons et tous les autres que nous ne connaissons
pas, qui nous soutiennent et qui luttent pour une démocratie en Turquie.
Par conséquent nous resterions et nous lutterions. Mais, si un jour
nous étions dans l’obligation de partir... alors, comme en 1915, nous
nous mettrions en route... Comme nos ancêtres... Sans trop savoir où
aller... À pied, par les routes, où nous mèneraient nos pas... Dans la
douleur et le chagrin... Nous quitterions notre pays. Sans que ce soit
nos cœurs, mais bien nos pieds qui nous conduisent... Où que ce soit...
Je souhaite de tout cœur que nous n’ayons jamais à connaître un tel
départ. Nous avons d’ailleurs tant d’espoirs et tant de raisons de ne
pas avoir à vivre une telle chose.
Je dépose aujourd’hui un dossier auprès de la Cour de Strasbourg. Je ne
sais pas combien d’années cela va encore durer. Ce que je sais et qui
me rassure un tant soit peu, c’est que, jusqu’au terme de ce procès, je
continuerai à vivre en Turquie. Si une décision en ma faveur venait à
être prononcée, alors il est certain que ce serait un grand bonheur.
Cela signifierait que je n’aurais pas à quitter mon pays.
L’année 2007 risque bien de m’être encore plus difficile que les
précédentes. Les procès se poursuivront. D’autres commenceront. Qui
sait à combien d’autres injustices je serai à nouveau confronté ?
Mais, en même temps, je tiendrai cette réalité comme ma seule garantie
: oui, je peux me voir dans l’inquiétude et l’angoisse d’une colombe,
mais je sais que dans ce pays les gens ne touchent pas aux colombes.
Les colombes peuvent vivre en plein cœur des villes, au plus chaud des foules humaines.
Non sans crainte évidemment, mais avec quelle liberté !
Hrant DINK
Traduction : François Skvor.
Extrait de : Hrant Dink, Être Arménien en Turquie. © Éditions Fradet, 2007, pour l'édition en langue française. Tous droits réservés.
N.D.E.
1. Six mois de prison avec sursis.
2. Le romancier Orhan Pamuk était poursuivi aux termes de l'article 301
du Code pénal turc pour avoir déclaré à un journal suisse : «Un million
d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres». Son procès
qui s'était ouvert le 16 décembre 2005 avait été reporté dès la
première audience au 7 février 2006. Entre-temps on apprenait le 13
janvier que le tribunal de première instance n°2 de Sisli avait
finalement renoncé aux poursuites après avoir reçu du ministère de la
Justice un courrier dans lequel celui-ci se déclarait juridiquement
incompétent pour intervenir.
3. Elif Safak était poursuivie pour avoir prêté à des personnages de
son roman Baba ve Pic («Le Père et le Bâtard»), qui raconte l'histoire
de deux familles, l'une arménienne, l'autre turque, sur une période de
quatre-vingt-dix ans, des phrases comme «Je suis le petit-fils d’une
famille dont les enfants ont été massacrés par les bouchers turcs» ou
encore «J’ai été élevé dans l’obligation de renier mes racines et de
dire que le génocide n’a pas eu lieu.» «Si un personnage dans un livre
décrit un meurtre ou en commet un, cela signifie-t-il que l’auteur
l’approuve ?», s’était interrogée l’écrivain. Le procureur Mustafa Erol
devait d’ailleurs déclarer : «Dans son témoignage du 6 juin 2006, Elif
Safak a déclaré en substance que son intention n’était pas d’insulter
l’identité turque, mais exactement le contraire, afin de contribuer à
créer un climat pacifique et humain entre Turcs et Arméniens. Elle a
dit qu’il s’agissait d’une fiction.» Elif Safak a finalement été
acquittée par la Cour qui a estimé qu'il n'y avait pas assez de preuves
à son encontre.
4. Mustafa Kemal Atatürk.
5. Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères, reconnaîtra en
février 2007 que «pour l'image de la Turquie l'article 301 est
aujourd'hui tout aussi dévastateur que jadis le film Midnight Express».
Et d’ajouter : «Cet article de loi porte de l'ombre à l'ensemble du
processus de réformes, donnant l'impression que des intellectuels comme
Orhan Pamuk ne peuvent exprimer librement leurs opinions. Cela n'est
pas vrai et les procédures ouvertes par les juges n'ont pas abouti à
des condamnations. Tout comme le Premier ministre Recep Tayip Erdogan,
j'estime néanmoins qu'il faut au plus vite changer ce texte et cela
sera fait d'ici quelques semaines. Il faut aussi changer les
mentalités, ce qui est plus long mais indispensable, car il sera
toujours possible, pour les adversaires du changement, d'utiliser tel
ou tel autre article de loi à la place du 301 pour les mêmes fins.»
(Cité par Libération, 24 février 2007). À noter toutefois que,
s’agissant de Hrant Dink au moins, la procédure ouverte à son encontre
en vertu de l’article 301 a bel et bien abouti à une condamnation.
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